Broyer les pigments ?

Est-il encore nécessaire de véritablement « broyer » ses pigments pour faire sa peinture soi-même ?

Broyage ou liage d’un bleu outremer avec molette et couteau de peintre sur une plaque de verre à l’Atelier des Pigments.

Quelle différence entre « broyer », « disperser », « lier » ou « mouiller » des pigments ? Pour des raisons de facilité de langage, ces actions sont souvent nommées « broyage » sans distinction, et pourtant…

Une manière très courante de travailler avec des pigments en poudre est de les combiner tout d’abord avec de l’eau pour former une pâte à peu près de la consistance du dentifrice. Aujourd’hui on utilise de préférence de l’eau distillée pour cette opération qu’on nomme encore le plus souvent « broyage ».


L’atelier de Van Eyck, détail, gravure, c. 1593.

Moudre le pigment : le broyage à la molette

Pour mieux comprendre, penchons-nous sur l’histoire des matériaux du peintre. Il fut un temps lointain où les artistes travaillaient avec des matières colorantes brutes, sous forme agglomérée : fragments de terre ou morceaux de minéraux. Ces matières devaient alors, avant toute utilisation, être réduites en poudre très fine. De la finesse de cette « mouture » dépendaient en partie la profondeur et la richesse de la couleur. Il s’agissait donc d’affiner la matière colorante jusqu’à l’obtention de la granulométrie optimale du pigment. D’où l’importance de l’étape du broyage, qui pouvait être très longue et fastidieuse (les maîtres d’ateliers déléguaient généralement cela aux apprentis !). Le broyage se faisait à l’aide d’une sorte de pilon, la molette, sur une plaque de pierre dure (marbre, porphyre, etc.). On pouvait aussi utiliser un pilon et un mortier. Un peu plus tard, ce sont les marchands de couleurs qui se sont chargés de cette opération.

Mélanger pigment et liant : le liage ou mouillage

La molette de verre peut être remplacée par un couteau à palette, voire le dos d’une cuiller.

De nos jours, nous disposons de pigments affinés de manière industrielle, très finement et en particules régulières. L’usage historique de la molette de broyage a ainsi perdu de son intérêt capital. Que du contraire : pour un pigment du commerce, qui possède une finesse optimale, certaines de ses caractéristiques risque d’être modifiées s’il est réduit en poudre encore plus fine. C’est le cas de son pouvoir d’opacité ou de transparence, par exemple.

Certains pigments semblent « granuleux » et peuvent nous donner l’impression qu’ils nécessitent un véritable broyage avant d’être utilisés. C’est parfois le cas des terres, constituées de particules assez grossières. Cet aspect grossier est inhérent à leur nature. Suivant la technique de peinture utilisée, il sera pertinent ou pas de les garder dans sa palette… un essai de « broyage » un peu plus poussé peut toutefois donner des résultats intéressants : ici comme toujours, rien ne remplace la pratique et les tests. Cela dit, un pigment vendu par une maison de qualité arrive au peintre moderne dans sa granulométrie idéale.

La tâche du peintre contemporain qui veut fabriquer sa couleur lui-même est aujourd’hui simplement d’imbiber son pigment de liant de la meilleure manière. On parle ainsi de « lier » intimement pigment et liant ou de « mouiller par un liant » afin de maintenir en suspension les particules en évitant toute agglomération.

La dispersion des pigments

En chimie, on parle de dispersion quand les particules d’une substance mélangées dans une autre y sont stabilisées. Plus usuellement en peinture, ce nom est donné au mélange de pigments dans de l’eau, ou de l’huile pour les techniques grasses.

Dans le cas évoqué ici nous formons une suspension (mélange solide/liquide). On peut aussi trouver des dispersions en émulsion (mélange liquide/liquide, cf le liant des tempera à l’œuf).

La bonne dispersion du pigment dans son élément liquide, c’est-à-dire le mouillage parfait de toutes les particules, est très importante.

Certains pigments sont « hydrophobes » à des degrés divers. Ce sont des pigments très légers et/ou en particules extrêmement fines : le pigment flotte au-dessus de l’eau, y forme de petits grumeaux à la surface ; beaucoup de couleurs organiques synthétiques modernes se comportent de la sorte. Leur mouillage va nécessiter un adjuvant, appelé dispersant ou agent mouillant. Outre les produits spécialisés, on pourra utiliser un alcool, de la glycérine ou du fiel de bœuf.

Ocre jaune et liant aquarelle à l’atelier.

Préparer et conserver ses pâtes de pigments

Certains peintres qui utilisent les techniques aqueuses préparent à l’avance leur mélange de pigments dans de l’eau pour gagner du temps ensuite, il leur suffit alors d’y ajouter simplement le liant désiré. C’est le cas par exemple de Koo Schadler, quand elle prépare sa palette a tempera. C’est ce que je fais également dans mon atelier quand il s’agit de peinture décorative ou artistique qui ne va pas nécessiter de grandes quantités de couleur.

On peut préparer cette pâte avec une molette de verre sur une plaque de la même matière. C’est un geste qui pour certains – dont je fais partie – est profondément agréable et relaxant. On peut aussi tout simplement placer le pigment en poudre dans un petit pot et y verser de l’eau distillée, laisser imbiber et éventuellement remuer. La quantité d’eau nécessaire pour obtenir la consistance désirée (celle d’une pâte dentifrice) dépend de la nature du pigment.

Ces pâtes, leur surface recouverte d’une mince pellicule d’eau pure, peuvent être conservées longtemps dans des petits pots bien fermés et peuvent être réhydratées si elles ont durci après évaporation de l’eau qu’elles contiennent. Attention toutefois à la moisissure qui pourrait s’installer, particulièrement dans certaines terres et pigments organiques de synthèse. La couche d’eau en surface protège le pigment du contact avec l’air et évite déjà ce désagrément dans la plupart des cas. Si toutefois cela vous semble nécessaire pour vos pigments les plus fragiles à la moisissure, il est possible d’y ajouter une (petite) quantité d’un produit antifongique : phénol, huile de clou de girofle ou de tea-tree, alcool…

Une dernière façon de conserver ses pâtes de pigments consiste à les laisser sécher en blocs que l’on réhydratera ensuite. Je reviendrai sur cette technique dans un article futur.

Quand votre pâte de pigment est prête à être utilisée, il vous suffit d’en prélever la quantité nécessaire, puis de la mélanger avec le liant (aqueux) de votre choix. L’avantage majeur à travailler avec des pigments en pâte par rapport à leur forme poudreuse est ce gain de temps, suivi de près par le fait que pour manipuler les pigments en poudre, la prudence veut que nous portions un masque respiratoire pour ne pas inhaler ces poussières volatiles. Son port n’est bien entendu pas nécessaire lors de la manipulation des pâtes. Enfin, nous pouvons préparer à l’avance sous forme de pâte un mélange précis de plusieurs pigments, et conserver ainsi cette couleur particulière.

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