Peinture à l’œuf et à l’huile : décryptage d’une évolution artistique
La transition de la tempera à l’huile au 15e siècle est souvent présentée comme une innovation technique soudaine : la tempera à l’œuf était la seule option picturale pendant des siècles, et l’art était limité par les contraintes inhérentes à ce médium. Puis, au 15e siècle, les peintures à l’huile auraient été soudainement inventées (par Jan Van Eyck seul, selon l’historien Vasari du 16e siècle). Selon cette vision, ce médium malléable et « supérieur » aurait transformé la peinture pour permettre un réalisme accru. Cependant, cette perspective occulte les développements longs et progressifs de ces techniques.
La tempera et ses développements
Il est difficile de situer l’origine de la peinture à la tempera dans une période précise. Nous connaissons des exemples datant du 1er siècle après J.-C., mais en raison du manque de documents historiques précis ou méthodiques à cette époque, il est impossible d’établir une progression claire de son émergence en tant que technique de peinture cohérente. Le premier récit écrit connu provient de Pline l’Ancien (23-79 après J.-C.), qui décrit la tempera à l’œuf comme une technique ayant une grande durabilité lorsqu’elle est vernie. Cela implique une expérimentation antérieure importante, plaçant les origines de cette technique avant l’ère chrétienne !
Il y a un consensus général sur la manière dont la tempera a été comprise comme un moyen technique conventionnel pour obtenir des résultats visuels satisfaisants : Cimabue aurait adopté cette technique des Grecs en 1250 (selon Vasari) et l’aurait transmise à Giotto, qui l’a enseignée à Agnolo Gaddi, maître de Cennino Cennini. C’est dans Il Libro dell’Arte de Cennini (1370-1440) que l’on peut situer le développement technique et conceptuel de l’art passant du Moyen Âge à la Renaissance. Ce manuel décompose méthodiquement la technique, illustrant l’approche analytique si caractéristique de la civilisation occidentale. Ce livre montre l’importance de la tempera pour les Italiens, mais aussi les premières tentatives de conceptualisation des découvertes techniques en Flandre.
Cennini explique comment travailler par couches en utilisant un système de trois couleurs. Une convention de peinture (que l’on peut aujourd’hui justifier par l’optique) reposait sur un modelé vert et blanc pour les figures : une peinture commençait par une sous-couche verte, neutralisée ensuite par des rouges et modulée par des jaunes. Les couleurs étaient divisées en trois valeurs (clair, moyen et foncé) et travaillées sur cette sous-couche verte. Cela permettait aux artisans de se concentrer davantage sur leur créativité, plutôt que sur les aspects mécaniques de la technique.


Sandro Botticelli, Le Printemps (vers 1482), tempera sur bois.
Raphaël, La Vierge au chardonneret (vers 1506), huile sur bois. Galerie des offices, Florence.
La tempera, technique progressive et méditative
Cependant, la tempera imposait des limites. Les transitions de tons nécessitaient soit un hachurage minutieux, soit un système complexe de glacis transparents et progressifs. Cette complexité explique en partie pourquoi les artistes de la Renaissance ont adopté la peinture à l’huile, qui permet des transitions plus douces, proches de celles observées dans la nature. Bien que l’huile ait pris du temps à sécher, cela offrait aux artistes la possibilité d’affiner leurs œuvres. Des maîtres comme Dürer, Rembrandt et Rubens ont utilisé des techniques mixtes combinant tempera et huile, tirant parti des avantages de chaque médium.
Cennino Cennini affirmait que le but de l’art était « de peindre d’autres mondes ». La tempera, à base d’eau, est fine et immatérielle, presque éthérée. Elle s’applique de manière progressive et méditative. Il est difficile de rendre des formes fortement tridimensionnelles, car les tons sombres peuvent manquer de saturation et de profondeur par rapport à l’huile, les rehauts ne peuvent pas être peints en empâtement, et les transitions douces sont complexes à réaliser. Ces « limitations » faisaient peut-être de la tempera un médium idéal pour la pensée et les représentations médiévales. On peut imaginer que la peinture à l’huile semblait trop épaisse et trop matérielle pour un peintre du 12e siècle !
La recherche de réalisme : vers la peinture à l’huile
Au 15e siècle, la culture exprima un désir de réalisme accru dans l’art, et ainsi la peinture à l’huile se développa-t-elle rapidement en un médium sophistiqué. Parallèlement, la perspective linéaire mathématique, permettant de créer un espace tridimensionnel convaincant, fut codifiée ; les études anatomiques furent intégrées à la formation des artistes ; et des effets plus naturalistes de lumière et d’ombre devinrent la norme — tout cela de manière simultanée et probablement interdépendante.
Il est intéressant d’examiner le choix des médiums par les artistes durant cette période de transition. Fra Angelico, homme profondément dévot, resta fidèle à la tempera à l’œuf et à la fresque. Botticelli, attiré à la fois par l’humanisme et une religiosité intense, aborda des sujets allant de la mythologie grecque au mysticisme. Il débuta comme peintre à la tempera, mais alterna par la suite entre la tempera classique, la tempera grassa et l’huile. Piero della Francesca, mathématicien renommé et penseur novateur, passa de la tempera à l’huile dès le début et ne fit jamais marche arrière.
Des origines anciennes de la peinture à l’huile
La peinture à l’huile n’a pas été une invention soudaine. L’utilisation des huiles remonte à plusieurs siècles. Le livre De Diversis Artibus de Théophile (vers 1070-1125) fournit des instructions pour travailler à l’huile. Aétius, un écrivain grec du Ve siècle, mentionne les huiles de ricin, de lin et de noix comme des huiles siccatives. Les deux premières sont liées à des usages médicaux, tandis que l’huile de noix est associée à l’art. De nombreuses références aux huiles siccatives apparaissent dans des manuscrits médicaux et techniques de l’ère post-chrétienne : Pline, Dioscoride, Hippocrate, Léonard de Vinci et Van Eyck évoquent tous des recherches constantes sur ces huiles, utilisées tout au long du Moyen Âge comme revêtement protecteur ou pour des travaux décoratifs. Par ailleurs, des glacis à l’huile étaient déjà appliqués sur des peintures à la tempera italiennes au XIVe siècle.
Les innovations flamandes, notamment le raffinement des huiles et l’incorporation de siccatifs comme la litharge (l’une des formes minérales naturelles de l’oxyde de plomb), ont permis de produire des mediums oleo-résineux transparents et stables. Ces avancées ont marqué une étape décisive dans l’histoire de la peinture, ouvrant la voie à des œuvres d’une complexité optique et technique inégalée.
Antonio da Messina, qui a voyagé en Flandre pour étudier auprès d’Hubert van Eyck, a rapporté ces techniques en Italie. Cependant, la technique à l’huile a été adoptée relativement lentement par les Italiens restant attachés à la tempera, comme nous le montrent les œuvres de Ghirlandaio et Raphaël.
Rétrospectivement, on peut imaginer pourquoi les artistes du Nord maîtrisaient plus efficacement les techniques grasses. Une des grandes préoccupations concernant les peintures à la tempera était sans conteste l’excès d’humidité, qui compliquait le processus de séchage et pouvait les endommager. Pensant les protéger par des vernis gras, il n’est donc pas impossible que les Flamands aient perfectionné ces vernis à un degré exceptionnel tandis que les Italiens, bénéficiant d’un climat plus chaud et sec, les considéraient moins nécessaires.
